Exposition | Synesthésiques

2020 | Les Mille Tiroirs, Pamiers (Ariège)

synesthésiques

Tourner le regard vers l'intérieur

« Je présente dans l’exposition SYNESTHESIQUES, deux séries de dessins livrés (ou non ) au regard. Une a été réalisée en 2018-2019 alors que je perdais la vue suite à un décollement de la rétine, l’autre est née pendant le confinement du printemps 2020.
Le lien entre les deux est le repli et l’isolement, la perte du rapport immédiat aux autres, l’espace qui se rétrécit parallèlement au temps qui s’allonge et se dilate. Un laps de temps qui tourne le regard vers l’intérieur.
Par un dispositif de caissons noirs, qui n’est pas sans rappeler une tour d’immeuble, les dessins sont enfermés et éclairés de l’intérieur.
Seul moyen de les voir, mettre son oeil dans le trou.
Je reproduis ainsi la perte de vision d’ensemble et la proximité intime que j’ai vécu en les réalisant. »

Camille Marceau

Exposition collective sur le thème de la synesthésie.
Synesthésie : du grec syn, « avec » (union), et aesthesis, « sensation ».
Avec Manon di Chiappari Amandine Lasa, Camille Marceau, Elena Delvento .

vidéo | Exposition Synesthésiques

Chronique d'un oeil

Septembre 2018

Je filme Christelle sur scène.
Son solo « le bel Armel ». Dans le noir derrière un arbre, je cadre. Mon oeil alterne plein feux et obscurité.
Il cherche le point, l’instant, la lumière. Mais ce jour, cette nuit là, pourquoi, la mécanique craque.
Un paravent sombre comme un large éventail noir apparait, d’un coup, comme une rupture.
Je ne pensais pas que le lapin d’Alice et sa montre m’apparaîtrait sous cette forme.
Je plonge dans une faille spatio temporelle : je suis opérée en urgence pour un décollement de la rétine.
Mon oeil droit , seul maitre à bord, a lâché, fatigué de voir le monde.
Me voilà projeté dans un monde opaque, gazeux, indistinct, étrange, mouvant et incertain.
Impossible de résister : la mise au point n’est plus possible.
Mon quotidien se passe à tâtons, j’ai des distances le souvenir.
Je ne suis plus dans l’image puisque je n’en perçois plus le cadre, la globalité.
Je suis hors champs, sur les rives du flot ininterrompu de ceux qui voient.
Les visages s’effacent et se transforment comme autant de visions d’enfer, amas de chair, tableaux de Bacon, se dédoublent, triplent, les gens dans la rue ont trois têtes.
Les corps sont des silhouettes dont très vite je reconnais les caractéristiques. Les gens sont des vibrations.

J’ai du gaz dans l’oeil et le monde est devenu gazeux.
Je ne vois plus l’horizon , à part celui du niveau du gaz.
Je ne vois plus les films ni les sous titres de film.
Tout semble être fractale, ma vision du monde est morcelée, en pièce détachée, des morceaux cinétiques et colorés, impressionniste.
J’ai basculé dans une faille spatio temporelle dont la seule issue s’impose immédiatement : le dessin.
Je construis ligne après ligne, trait après trait, touche après touche, un monde à ma mesure.
Minimaliste, proche, intime, parcellaire, et précis paradoxalement.
Je me réfugie dans cette bulle comme celle que j’ai dans l’oeil, un bijou étincelant, un diamant noir que je porte fièrement sur ma rétine.
Ce trou noir qui avale ma vision extérieure me fascine, je m’y accommode au point de le chérir comme un trésor secret.

 

Mon rapport aux autres, à l’environnement change. Je suis plus lente, ancrée dans le présent qui m’aspire. Je me déplace comme un animal, un félin aux aguets.
J’ai les oreilles dressées au moindre bruit sans vraiment identifier d’où il vient.
J’ai du mal à supporter le brouhaha des discutions , je ne sélectionne plus les priorité des sons qui m’arrivent et font intrusion dans mon oreille.
Les endroits clos, les grandes surfaces sont une bouillie visuelle et auditive insupportable qui pénètre sans vergogne dans l’intimité de mes yeux.
Je les proscris définitivement.
Les gens deviennent des vibrations, des énergies. J’ai la sensation de ressentir l’état émotionnel de chacun.
Je ne suis plus voyant, je ne suis plus dans le cadre. Je ne suis que sensations. Hors temps.
A fleur de peau, d’oreille, d’oeil, je ne suis bien que dans mon monde dessiné, à ma table à dessin.
Je me plonge dans des fictions radiophoniques, les voix, les musiques accompagnent cette retraite où tout est rétréci, mais où le temps se dilate.
Je fabrique des images que je distingue à peine.
Je vais au concert et la musique semble venir de partout et nulle part, elle vient à moi et m’envahit. elle me submerge et me bouleverse.
Je vais « voir » des pièces chorégraphiques et l’énergie des danseurs me parait une évidence, de toute beauté sans percevoir les visages les regards, juste l’énergie et le rythme. C’est fascinant…

La bulle de gaz finit par disparaitre dans un éclair, ce diamant noir me manque.
Elle place à une vision implacable d’un monde dont je ne perçois plus les contours.
Ma vue baisse de jour en jour. Je mesure cette baisse à mon image dans le miroir.Mon visage me fuit. Je m’approche de plus en plus, au fil de temps, de ce reflet qui m’échappe. Je suis presque nez à nez avec mon double, ce double ondulant et mouvant. Vais je finir par passer de l’autre côté du miroir ?
J’y suis déjà, une Alice moderne, dans un univers en permanente transformation, instable, tantôt géante à ma table penchée sur mes petits personnages, tantôt minuscule dans la frénésie des villes.

Mon regard se tourne vers l’intérieur, je vois clairement en moi la transformation s’opérer.
Tout parait limpide, évident.
Je m’approche de plus en plus du papier, je vois son grain comme de grands draps de lin prêts à accueillir la couleur.
La dilution des couleurs, leur absorption par le papier m’hypnotise.
Tandis que les fictions radiophoniques m’emportent: Kafka, Hugo, Lovecraft, Melville sont autant de témoins de ma solitude, d’ailleurs guidant ma main.
Je m’accroche à mes petits personnages, mes doublent minuscules qui prennent vie sous ma main et me rassurent : je ne suis pas aveugle.
Je m’inspire de poésies, de pensées, et construis des petites scénettes, comme un livre d’illustration de mon inconscient, écriture automatique qui n’est qu’un prétexte rationnel pour étaler des couleurs sur un immense drap blanc épais…

Je suis passée de l’autre côté du miroir, et je vais entrer dans la feuille de papier. M’y fondre, m’y incorporer…. Je ne pense plus qu’à ces instants , ces jubilations …
La cataracte s’est développée à la vitesse de la lumière.
Je suis ré-opérée.
J’enlève le pansement doucement sans savoir quel breuvage, quelle pilule j’ai avalée, et comment sera l’espace….
et je reviens au monde.
Je rentre dans l’image.
Je vois l’horloge de l’église et ses aiguilles.
Je vois la beauté lointaine des paysages.
Je vois la ligne d’horizon.
Je vois les visages de ceux que j’aime. Ils ne me font plus peur.
Je vois les visages des gens dans la rue. Ils ne m’effraie plus.
Je vois la globalité du cadre, je peux en faire la synthèse en un clin d’oeil.
Je vois la globalité de mes dessins. La déception est grande.
J’en perd la fusion-
J’en perd la matière – L’immensité-
Les couleurs ne sont pas si fascinantes-
Je perds la sensation…

Camille Marceau,
1 septembre 2020